Depuis combien de temps ta vie te fuyait-elle ? Des jours, des semaines, des mois entiers disparaissaient sans bruit, sans écho, comme une pluie silencieuse entre les quais déserts d’une gare de nuit. Les saisons passaient, leurs heures étaient sans vigueur et la mémoire n’en retenait rien.
Toi qui jamais ne fut à l’aise ni avec les rôles, ni avec les règles du Je, toi qui, depuis toujours, te défies de toute définition comme d’un dé truqué, qui, depuis tes débuts en littérature, préfères ne pas : ne pas te dire écrivain, ne pas te dire poète, auteur, homme-de-lettres, et encore moins créateur de «produits culturels», voici que tu écrivais de moins en moins, et seulement à la main, des bribes, des notes, quelques phrases couchées lentement dans un carnet, assis sur une crête rocheuse, face aux montagnes du Haut-Diois.
Tu écrivais le dos tourné à ce que devenait la littérature, autrement dit, au sort réservé de plus en plus à ceux et celles qui la créent de moins en moins: des prestataires de service, des agents en « intérim dans l’entreprise culturelle » décrit avec justesse par Mathieu Terence, qui, aujourd’hui, livrent leurs productions sur le marché, comme des sapins en pot, en lieu et place d’une forêt sauvage, vaste, bruissante, où chaque hêtre, chaque chêne, orme ou frêne laissé en libre évolution, se « cultive » selon son rythme intérieur.
Tes projets stagnaient. Quelques amis s’inquiétaient. Leurs messages restaient sans réponse. Tu ne te ressemblais plus. Tout traînait en longueur. Sur chaque chose pesait déjà un air de « trop tard », d’aujourd’hui sans lendemain. Tu n’y étais plus. Tu errais peut-être dans quelque arrière-pays de l’âme où, sans prévenir, notre regard parfois s’absente loin de nous-mêmes.
A cette époque, tu vivais loin de tout et de chacun. A trop s’éloigner sans doute finit-on, peu à peu, par perdre la chaleur du familier. On quitte le foyer rassurant d’une commune humanité. Pas à pas, on arrive quelque part où tout cesse de vous arriver: le regard de l’autre, les nouvelles rencontres. Et les anciennes: les retrouvailles. Tout ce murmure fécond du quotidien, loin du vacarme appauvrissant de la cohue.
Jour après jour, pourtant, tu t’enfonçais plus irrémédiablement dans un esseulement sauvage – vital lui aussi –, te fondais dans une solitude rurale, un nulle part asocial où, pour toute compagnie, tu ne supportais plus la présence que des arbres, des pierres, du ciel au-dessus de ta tête, et de la terre sous tes pieds.
Cet éloignement n’avait rien de nouveau. Il y a quelqu’un ou quelque chose en toi qui n’a jamais appartenu à l’humain, qui même s’en détourne un peu; quelqu’un ou quelque chose qui répond en toi à un besoin que nul ne contente, un besoin que seul comble un état particulier – un immense recueillement d’arbre, tout son feuillage déployé au vent –, un état où l’on retombe comme en enfance, un état génésiaque, festif, intimement radieux, où l’on s’éprouve neuf à la vie, pleinement en prise avec l’irrépressible beauté de ses (re)commencements qui n’en finissent pas.
C’était déjà là, enfant.