Il vivait à Paris depuis longtemps. Trop longtemps pour s’en souvenir.
Après la mort de ma première femme, expliquait-il, je n’avais plus aucune raison de rester en Angleterre. Il décida alors de s’installer à Paris et de gagner sa vie comme traducteur.
La beauté du métier de traducteur, disait-il, c’est que vous pouvez le faire n’importe où et vous n’avez jamais besoin de rencontrer votre employeur. Lorsque la traduction est terminée, vous l’envoyez et, au moment venu, vous touchez le reste de vos honoraires. Entre-temps, vous avez commencé à traduire le prochain livre.
Il était de la vieille école et mettait toujours une veste et une cravate avant de s’installer à son bureau, et un manteau et un chapeau pour sortir. Même au plus fort de l’été parisien, il ne sortait jamais sans son chapeau. À mon âge, disait-il, il est trop tard pour changer. Et puis, j’ai mes petites habitudes, j’ai toujours été comme ça.
Il vivait dans un petit appartement au dernier étage d’un immeuble décrépi de la rue Lucrèce, derrière le Panthéon. Pour y accéder, il fallait emprunter la rue Saint-Julien, étroite et sombre, et gravir les escaliers raides qui débouchent juste en face de l’immeuble. Bien sûr, on pouvait l’atteindre par d’autres chemins, mais c’est celui qu’il avait l’habitude de prendre. Dans son esprit, c’était par-là que son petit appartement était relié au monde extérieur.
Depuis son bureau, s’il tendait le cou, il pouvait apercevoir le bord du grand dôme du Panthéon à travers la lucarne. Tous les matins, été comme hiver, il se levait à six heures, jetait un rapide coup d’œil pour s’assurer que le monstre était toujours là, se rasait, s’habillait, préparait un petit déjeuner léger et se mettait au travail à sept heures quinze. Il travaillait jusqu’à onze heures, après quoi il mettait son chapeau et son manteau et descendait dans le monde d’en bas. Il s’arrêtait au coin de la rue pour prendre un café, faisait les quelques courses dont il avait besoin, achetait son journal, puis mangeait un sandwich et buvait une bière dans un café voisin. À treize heures trente, il était de retour à son bureau où il travaillait jusqu’à seize heures, après quoi il avait terminé sa journée.
C’était le moment qu’il attendait avec le plus d’impatience. Il prenait la petite boîte en bois estampillée d’un dragon rouge où il conservait son stock de thé à longues feuilles Ceylan Orange Pekoe spécialement importé et suivait un rituel très précis : il chauffait la théière, y plaçait les feuilles de thé pour qu’elles se déploient dans la chaleur de son ventre et après avoir versé l’eau bouillante, il laissait infuser le thé le temps qu’il fallait.Après avoir bu son thé, au printemps et en été, il partait se promener dans la ville. Parfois, cela le menait jusqu’à la Seine, à d’autres moments jusqu’au jardin du Luxembourg ou même jusqu’au cimetière du Montparnasse, autrefois connu sous le nom du Cimetière du sud, où Baudelaire est enterré. S’il se sentait particulièrement en forme ou aventureux, il traversait le fleuve, remontait la rue du Temple et déambulait dans le quartier juif, ou bien il prenait un bus jusqu’à Pigalle puis descendait la rue des Martyrs et le boulevard Montmartre, empruntait les passages couverts et débouchait dans les jardins du Palais Royal, avant de se retrouver au Louvre et de nouveau près de la Seine. De temps en temps, le dimanche, il prenait le métro jusqu’au marché aux puces de la porte de Clignancourt et se promenait dans ce bidonville étrange et irréel où l’on pouvait acheter de tout : vestes en cuir, abat-jour art déco, énormes tables de cuisine qui avaient trôné pendant des siècles dans des fermes de la campagne normande, robes de cérémonie d’anciens rois africains. C’est aussi là, qu’un jour, il avait aperçu Benjamin Britten et Peter Pears en train d’examiner un grand lingam en pierre calcaire verte.