– Rabelais, dit-il, est le premier écrivain à trouver ridicule l’idée d’autorité.
Elle le regarde par-dessus sa tasse de café.
– Ridicule ? dit-elle.
– Bien sûr, dit-il. Tout d’abord, il ne se sentait plus lié à une tradition susceptible de le soutenir ou de le guider. Il pouvait admirer Virgile et Homère, mais quel rapport avaient-ils avec lui ? Homère était le barde de la communauté. Il a chanté le passé et su le rendre présent à son auditoire. Virgile, à la grande satisfaction de l’empereur Auguste, s’est fait barde du nouvel empire romain. Il a unifié les mythes de la Rome ancienne dans des vers bouleversants et conféré ainsi une légitimité à la colonisation et l’asservissement d’une grande partie de la péninsule. Mais Rabelais ? Il suffisait qu’un certain nombre de gens achètent ses livres pour qu’il puisse vivre de sa plume. Mais il n’était le porte-parole que de lui-même. Et cela signifiait que son rôle était par nature absurde. Personne ne l’avait appelé. Ni Dieu. Ni les Muses. Pas même le monarque. Ou la communauté locale. Il était seul dans sa pièce, à écrire, et ces écrits ont été transformés en livres et lus par des milliers de personnes qu’il n’avait jamais vues et qui ne l’avaient jamais vu, des gens de tous horizons, qui l’ont lu dans la solitude de leur chambre.
– Tu veux un autre café ? demande-t-elle.
– Oui, s’il te plaît.
Quand elle revient, il dit : – Mais le plus drôle, c’est qu’il n’aspire à rien d’autre qu’à écrire chez lui.
Elle déchire un sachet de sucre et le verse dans son café.
– Pourquoi ? dit-il. Qu’est-ce qui fait qu’il en est arrivé là ?26
– Les écrivains n’ont-ils pas toujours écrits seul dans leur chambre ?
– Bien sûr, dit-il. Depuis que l’écriture existe. Mais même si Chaucer écrivait seul dans sa chambre, nous savons qu’il lisait à voix haute ce qu’il avait écrit devant la cour. Dante a sûrement composé dans le calme de son étude, mais, à l’instar des tailleurs de pierre des cathédrales, il a conçu son oeuvre d’abord et surtout pour Dieu. Et, depuis le début, il écrivait des poèmes pour qu’ils soient lus en public. Dans Le Purgatoire, il imagine qu’un de ses premiers poèmes lui est chanté par son ami musicien Casella sur les rives de la Montagne de la Rédemption :
Amor che ne la mente mi ragota
Comincio elli allor si dolcemente,
Che la dolcezza ancor dentro mi suona.
Il se tait, regarde son café.
– D’autres écrivains, contemporains de Rabelais, ont-ils ressenti la même chose que lui ? demande-t-elle.
– C’est possible, dit-il. Mais ça ne se ressent pas dans leur oeuvre. Les poètes écrivaient alors pour eux et leurs bienfaiteurs. Shakespeare écrivait pour un public qu’il connaissait et pouvait voir tous les jours. Rabelais a inventé la fiction en prose moderne. Et pendant quatre cents ans, personne n’a vraiment compris ce qu’il avait fait, sauf quelques âmes soeurs comme Cervantès et Sterne. Je veux que notre culture prenne conscience de ce qu’il a ressenti et comment 27
il a répondu à la crise de son temps, qui est aussi la crise de notre temps. Je veux balayer l’image populaire d’un Rabelais écrivain d’histoires paillardes et rien d’autre. Je veux que les gens aient conscience des problèmes auxquels il se confrontait afin de préparer le terrain pour un authentique renouveau de la fiction contemporaine.
– C’était comment déjà ? demande-t-elle, en le regardant depuis l’autre bout de la table.
– Quoi ?
– Les vers de Dante.
– L’amour qui discourt dans mon esprit (c’est le premier vers de son poème de jeunesse), commença-t-il alors si doucement que sa douceur encore en moi retentit.
Il lui sourit : – Che la dolcezza ancor dentro mi suona, dit-il.
La pièce.
La fenêtre.
Il se tient à la fenêtre.
Grisaille. Silence.
Il se tient là.