La faim l’a réveillé. Il avait eu mal au ventre toute la nuit. Son fils était là. Il dormait à côté de lui dans le lit la bouche entrouverte en serrant de ses petits doigts la couverture comme s’il s’était endormi avec la peur qu’on la lui prenne. Il s’est retourné lentement, s’est appuyé sur le coude et l’a regardé. Il ne lui ressemblait pas du tout. Du tout. D’abord il était blond. Pas blond-blond mais blond. Très beau, le visage fin et les yeux de la couleur du ciel quand souffle le vent du nord. Un petit grain de beauté sous l’œil droit. Dans l’obscurité le duvet blond luisant près de son oreille comme si l’avait caressé toute la nuit une main trempée dans de la poudre d’or. Si beau que de le voir on avait le cœur serré. Il n’était pas rassasié de le regarder, il le regardait et oubliait la faim. Quand il grandira. Quand il grandira il me regardera et demandera pourquoi je lui ai donné naissance pourquoi c’est moi son père pourquoi il a grandi là pourquoi il dormait dans ce lit. Pourquoi. Pourquoi.
Il a fermé les yeux. La douleur de nouveau. Il sentait quelque chose remuer dans son ventre comme s’il y avait un être vivant dedans.
Papa ?
L’enfant avait ouvert les yeux et le regardait d’un œil vague.
Papa faut qu’on mange. Nos estomacs gargouillent.
Il a levé la tête de l’oreiller, du blanc luisant au coin des lèvres. Du lait. Non, ce n’était pas du lait. Mais de la salive séchée.
Dors. Il est encore tôt. Il lui a caressé les cheveux, s’est forcé à sourire. Je vais sortir. Tu m’entends ? Je ne veux pas que tu aies peur. Je reviens dans un moment. Quand tu te réveilleras la table sera mise et on mangera jusqu’au lundi de Pâques. D’accord ? Salut.
L’enfant a fermé les yeux, s’est léché les lèvres, a dit j’ai faim, puis a fermé les yeux plus encore et n’a plus rien dit.
Il marchait depuis midi dans les rues, le soir approchait et il marchait toujours. Nìkea Neàpoli Korydallos Nìkea Neàpoli Korydallos — il tournait en rond comme une bête en cage comme ce loup qu’il avait vu un jour dans son enfance courant derrière les barreaux dans un zoo et après il avait pleuré toute la nuit de penser à lui maigre comme un clou sale et pelé courant sans arrêt dans sa cage le regard fou. Il avait interrogé son père qui avait dit que le loup courait ainsi parce que le loup est né pour courir et qu’enfermer un loup dans une cage c’est comme le tuer. Il avait demandé à son père s’il pouvait faire quelque chose, ouvrir la cage, laisser le loup partir et son père l’avait regardé dans les yeux un moment — un pareil regard de son père c’était la seule fois dont il se souvenait — il allait parler mais n’avait rien dit.
Il avait pleuré bien des nuits à cause du loup. Bien des nuits et plusieurs jours.
Jeudi Saint, le vent soufflait, empoisonné, les arbres s’agitaient dans le vent comme secoués par une main énorme et invisible. Il marchait et pensait à l’enfant qui devait être réveillé depuis des heures, assis à la table de la cuisine les bras croisés rêvant les yeux ouverts à une table chargée de nourriture. Il marchait et se demandait où trouver de l’argent, un peu d’argent, juste de quoi passer la nuit. Il marchait pour passer le temps — à dix heures il avait rendez-vous avec sa fille au port. Elle arrivait de Thessalonique et prendrait le bateau de Rhodes pour passer Pâques avec sa mère. Il n’avait pas vu sa fille depuis deux ans et comptait lui demander de l’argent. Cinquante euros. Cinquante euros c’était bien. Des pâtes un peu de fromage du pain du lait. Des bières. Du ketchup, le petit aimait ça. Et un œuf en chocolat, de ces petits Kinder — c’était bientôt Pâques. Cinquante euros c’était bien. Il se demanda comment sa fille le regarderait quand il demanderait l’argent, ce qu’elle lui dirait, ce qu’elle dirait en arrivant à Rhodes. Elles en parleraient pendant des jours. Je ne peux pas y croire, maman. Il m’a demandé cinquante euros il m’a dit qu’il n’avait pas un sou et rien à manger.
Il marchait et se sentait rougir de honte il sentait la faim et la honte le ronger à l’intérieur comme des rats affamés.
Cinquante euros — il l’a dit tout haut et une passante l’a regardé, effrayée.
Cinquante euros c’est bien.
Avec cinquante euros on fêtera Pâques.