Je pénètre dans la salle. Sensations familières, plénitude immédiate : un concert de rock. Je souris. Je suis bien.
À partir de là, ce n’est plus mon histoire. Plus seulement mon histoire. Ou alors si puisque c’est moi qui la raconte.
Ce n’est plus seulement mon histoire, c’est aussi la tienne, Iblis.
Tu as peur. Comment pourrait-il en être autrement avec une ceinture explosive autour de la taille ? Ils vous ont laissé espérer que vous alliez vous en sortir, vos commanditaires ? « Tirez dans le tas, prenez des otages et demandez un avion prêt à décoller. » Ou : « Entrez, massacrez, ressortez, rendez-vous au lieu convenu pour exfiltration. » Avez-vous seulement une stratégie autre que faire le spectacle ? Vos chefs ont-ils aboli le futur : rentrez, tirez dans le tas, puis improvisez ? Sur le papier, c’était cool. Devant le Bataclan Café, lesté d’un kilo et demi de tripéroxyde de triacétone, plus des boulons, des clous, des piles, tu as peur.
C’était excitant, les préparatifs. Tu savais que vous alliez frapper un grand coup, genre 11 septembre 2001 — tu étais trop petit pour comprendre mais on t’a raconté, comme enfant on m’a raconté la Bataille de Poitiers. Tu étais fier d’avoir été choisi pour cette mission. Tu seras porteur d’effroi et de sidération, vous allez faire du réel un blockbuster, affoler les rédactions, épouvanter le quidam, fragmenter la République, jeter de l’huile sur le braséro géopolitique. Mise en scène grandiose, répercussions immédiates. Au pire ou au mieux, tu seras un martyr. Tu ne crois pas, contrairement à Éfrit qui transpire à côté de toi dans l’habitacle de la voiture volée, à ces histoires de vierges et de Paradis. Il n’omet jamais une salat, lui. Toi, avant, tu disais volontiers que tu te sentais « zéro musulman ». Tu es un chevalier. Un redresseur de torts. Un rédempteur. Tu vas venger les innocents massacrés par l’Occident. Agir enfin, au lieu de survivre dans une société qui te tolère tout juste, te contrôle au faciès, regarde de travers ta femme qui porte le foulard et parle, contrairement à toi, avec un peu d’accent — pas celui d’Agen. Tu imagines ton nom à jamais dans l’Histoire. Sauf que là, ce ne sont plus les préparatifs, plus les discours enflammés et les rires à l’idée du bon tour que vous mijotiez de jouer à ces chiens d’infidèles. Tu as la bouche sèche et la boule au ventre. Tu as peur.
Tu regardes par la vitre. Une silhouette dégingandée en manteau de cuir noir allume une clope puis, casque de moto à la main, traverse échevelée le boulevard. Tu devines qu’elle se rend au concert. BAM !