Cinq heures du matin, les lumières éparses sur la colline de Port Pirie étaient à trois milles derrière nous, le chat blanc, comme toujours depuis quatre ans, avançait tel un danseur sur les coussinets roses de ses pattes le long du plat-bord, en faisant vibrer sa queue comme le balancier d’un équilibriste. Il fit lentement le tour du bateau, deux cent soixante-dix mètres, s’arrêta à la poupe et se coucha devant les deux hommes qui se tenaient les jambes écartées et les mains derrière le dos.
– Maritsa, dit le lieutenant Kléanthis Birbilis.
Avant cette Maritsa-là, la même chorégraphie avait été exécutée pendant trois ans par sa maman Maritsa, avant la maman il y avait eu le grand-père Maritsa, bien avant l’arrière-grand-mère Maritsa, et plus tôt encore le premier Maritsa, ce maître insurpassable, cet élégant matou à la grâce toute féminine, avec ses pas de cha-cha-cha, premier membre incontestable de la lignée Maritsa. Des chats qui avaient tous vécu à bord.
– A Cuba, les Espagnols ont fait passer un chat des indigènes en cour martiale parce qu’il avait mis en charpie un perroquet à eux et ils l’ont envoyé devant le peloton d’exécution, dit à Maritsa le lieutenant quadragénaire, la représentation quotidienne de l’animal amenant régulièrement sur le devant de la scène des détails historiques tirés du chapitre inépuisable des chats.
Nous avions eu tout juste le temps de profiter des concombres, le jardin avait eu du retard, ajouta, quand le jour se leva, le capitaine Mitsos Avgoustis, un homme de taille moyenne, rasé de frais, ses cheveux blancs tombant sur les épaules et sa barbe d’argent ondoyant jusque sur sa poitrine qui accusaient ses soixante-dix ans et sa passion pour le shampooing et l’eau de Cologne.
Concombres et jardin, des mots d’emprunt, des mots de son père, qui renvoyaient au potager d’Atzanos, début septembre 1922.
Triandafilos Avgoustis, alors pêcheur trentenaire, avait attaché sa fille de trois ans à la taille de sa femme qui tenait dans ses bras le petit Dimitrakis de moins de quarante jours. Il avait embarqué sa famille sur le Garifalosrouge et bleu de son patron, une embarcation de dix mètres, avait aidé des familles voisines à se caser près d’eux, et en répétant le trajet avec des hommes de trois autres canots et de bateaux de pêche ils avaient emmené toute la population d’Adzanos et l’avaient débarquée en face.
Puis ils étaient restés à regarder les nuages de fumée. Smyrne et le reste, rien que des lieux connus. Le lendemain matin, plus de Garifalosni de Triandafilos nulle part. Idem le jour suivant.
Le pêcheur aux cheveux bouclés et aux yeux bruns, que les larmes faisaient enfler en leur donnant comme une odeur de café crème, faillit crever d’avoir oublié son chat en Asie Mineure.