Une seule personne était entrée dans le Pavillon du Midi par l’entrée nord de la cour, avait descendu l’escalier peint en rouge, avait, par la fente de la porte, jeté à la concierge un bout de papier l’informant qu’il fallait changer un fusible dans son bâtiment, et s’était éloignée en direction de son atelier. C’était le traducteur et écrivain âgé d’environ cinquante ans, Luis Gonzáles, qui habitait depuis des années l’un des pavillons-ateliers roses. Il s’appelait Pavillon des Erables et seul un habitant germanophone pouvait relier la corne du mot Ahorn à la corne du taureau. C’était un bon jardinier, dans son jardin ombragé poussaient même de petits orangers. En été, il avait souvent des invités qu’il faisait manger à une table sous une treille. Tout le monde admirait ses hibiscus et son bœuf à la mode. Il collectionnait - avec un peu de retard sur son époque - de l’art africain, et dans son pavillon, on trouvait encore sur chacun des nombreux paliers des sculptures d’animaux, surtout des dieux-oiseaux, des hommes aux masques de taureaux et des éléphants ailés (leurs oreilles en forme d’éventail étaient des ailes plissées). Il était le seul à rire sous cape, amusé, et à souhaiter lire les textes disparus à la vitesse d’un délit. Avec des ancêtres espagnols qui s’étaient retrouvés jusqu’en Crète et en Algérie, il se disait de la même famille spirituelle que Luis Buñuel, le metteur en scène fou, et flairait plutôt comme coupable un criminel-artiste qu’un jeune fripon. Il prendrait volontiers en charge le rôle du détective de la maison. On lui apporta une copie du texte, on n’ébruita rien de sa mission de détective - peut-être se méfiait-on des artistes qui n’étaient pas des pères de famille bohème ou qui avaient pour amantes des femmes légères. Des vieux garçons comme lui - célibataires - avaient une condition suspecte, peut-être était-il homosexuel, mais quoi qu’il en soit, il avait assez d’argent pour vivre de ses rentes. Si quelqu’un avait seulement eu l’idée de jeter un coup d’œil dans l’un de ses livres, il aurait pu se livrer à d’intéressantes suppositions.
J’avais quatorze ans quand je vis surgir mon enfance du reflet du bassin au Jardin du Luxembourg. Dans l’eau émergea un immense palais aux pièces sombres et aux escaliers labyrinthiques tout en recoins où pénétrait à peine un rayon de lumière. Plus je considérais le reflet vacillant dans l’eau, plus le fait qu’il n’y avait personne dans ce labyrinthe était frappant - j’étais complètement seul à parcourir les escaliers de haut en bas, les couloirs de long en large. Et quand j’arrivai dans la pièce dans laquelle se trouvait mon lit, sous une tenture râpée avec un vieux palais qui, sans surveillance et abandonné, ne semblait plus habité par personne, je sus qu’aucun père, aucune mère, aucune sœur, aucun frère ne partageait cette maison avec moi. Il y avait bien des moines qui m’abandonnaient la plupart du temps à mon propre sort, à mon étude du grec et du latin, et je passais pour un orphelin dont un oncle éloigné payait la pension. Mes quelques promenades, les seules sorties que l’on m’autorisait, me conduisaient seulement dans les rues avoisinantes. L’Institut se trouvait sur l’Île de la Cité et je me rappelais les parfums envoûtants du petit pavillon du marché aux fleurs derrière Notre-Dame, que j’avais le droit de regarder.
Quand j’eus quatorze ans, je vis un reflet dans l’eau et bien qu’habitant de l’Institut, c’était comme si j’en avais été séparé depuis de nombreuses années par un long intervalle de sommeil et d’oubli. Je me rappelais que ma mère qui s’était mariée très jeune, habitait à deux pas à peine, sur l’Île Saint-Louis, dans une maison voisine de celle des Rothschild. Son mari possédait une revue littéraire, Le Miroir Noir, et on me raconta plus tard qu’elle devait son tirage élevé à la qualité de ses critiques de théâtre. Mon existence avait pour origine une sombre histoire, il semble que ma mère fut violentée par un parent ou un employé de l’éditeur et que l’on décida de garder sous clé, à proximité, le résultat de cette procréation involontaire. Il semble qu’une sœur plus âgée, Louise, fit à son père, quand elle devint adulte et découvrit le secret, une série de scènes. Elle n’eut de cesse de me libérer de l’Institut, cependant elle dut promettre de continuer à garder mon incognito en me faisant passer pour un cousin éloigné. De ma mère, elle avait hérité un long nez et des manières touchantes de vieille fille, de celles qui vont bien à certaines filles de bonne famille. Après une aventure tumultueuse avec un photographe de théâtre qui travaillait pour un concurrent, elle se retrouva sans ressources dans le Quartier Latin et nous nous partageâmes mon allocation mensuelle qu’une source anonyme continuait à me verser. Tous les trois mois, je devais me présenter chez un avocat de la famille et rendre compte de mes études. Chaque fois que je passais près du bassin devant le Palais du Luxembourg, je redoutais les images aquatiques et fixais mes regards sur les petits bigaradiers dans les grands bacs. Nous vivions modestement et dépensions notre peu d’argent dans les cafés et les bars de Saint-Germain-des-Prés. Ma sœur qui portait la variante française de mon nom se mit à faire des photos et se fit souvent inviter - c’est étonnant comme aujourd’hui encore, certaines femmes de son entourage suggèrent que de telles invitations vont de soi. En faisant abstraction de ses vêtements maintenant farfelus, elle vivait presque de l’air du temps. Elle épousa le rédacteur en chef d’un hebdomadaire illustré et je dus me chercher une vie propre. Comme je n’avais pas d’argent pour financer des films, comme je n’avais pas le moindre talent pour trouver à mon projet des bailleurs de fonds, j’écrivis un premier roman qui partait des images sablonneuses de ce vieux fort, de ce palais qui faisait aussi bien penser à Vincennes qu’à Carthage, et je mis dans cette prison un artiste fou qui était un successeur d’André Masson et qui n’était pas en quête de son enfance. Les images sablonneuses étaient aussi éphémères et incertaines que mon image aquatique, sauf qu’il fallait verser l’eau dans des moules pour fixer les images ne serait-ce qu’un instant de plus.»