Elle n’aspire plus qu’à la tranquillité des pierres. Donne-lui donc une terre sans tremblements, un pré limité mais où le soleil chauffera son corps, où elle pourra sans grand effort faire pousser des clématites, des muscaris, des pensées. L’hiver laissera un peu de mousse sur son toit en ardoise et dans ses gouttières quelques feuilles mortes avec cette poussière de kérosène tombée des avions en partance pour des plages abstraites, cette substance noire qu’on prendrait pour de la suie, aumône du monde d’aujourd’hui. Donne-lui en partage, en héritage, ce territoire que tu as toi-même reçu, qui t’appartenait à peine. Laisse-la sous la garde des arbres et la vigilance de l’eau qui ruisselle souterrainement avant de reparaître derrière une clôture, un kilomètre en aval de la maison. Laisse-la sous le regard des hérons dont le moindre pas trop appuyé des promeneurs sur la berge provoque l’envolée laborieuse. Donne lui cet espace comme s’il était une portion de temps, une torsion de l’histoire où elle pourrait s’inscrire, trouver la paix, plus petite encore qu’une pierre, intouchable. Oui, que plus rien n’y touche, pas même des mots.
Dès le moment où tu es sortie, c’est une autre époque qui te saute littéralement au visage. Celle que tu voyais et écoutais depuis la télévision de la salle commune ou la radio dans ta cellule, depuis les échanges de lettres et les rares visites au parloir, depuis l’Internet à la bibliothèque et tous ces livres que tu as continué de lire, n’était qu’un écho répercuté de paroi en paroi, écho démultiplié dans l’espace de la citadelle dont on te sortait parfois pour de brefs entretiens avec des juges aux visages fermés. Cette époque ne te reconnaîtra pas. Les gens t’ont oubliée. Ne reste vaguement que le bruit superficiel de tes éclats, d’armes ou de voix, dans un espace social replié comme un linge dans une armoire de réfectoire.
Pourquoi tu t’es battue ? Le monde que tu souhaitais n’est pas advenu, n’aura jamais été que dans des interstices d’espoir, des alliances clandestines traquées par la violence d’État. C’était un monde déjà perdu au moment même où tu l’entrevoyais. Ce combat, il t’a fallu quand même le mener jusqu’au bout, jusqu’à sa mélancolie, jusqu’à une certaine forme de folie, au fond d’une prison.
Ta mélancolie, aujourd’hui, c’est l’arrêt du temps, le présent isolé de ta sortie au monde. Tu marches dans une rue. Chaque pas est le premier et le dernier. Tu sais qu’Isa t’attend au café bleu, près de la gare routière. Elle voulait te laisser ce bout de chemin vers elle, ce court moment de solitude pour sentir l’air vif d’avril, éprouver ton souffle. Trois cents mètres environ. Les voitures ont changé de forme. Elles sont tout en courbes, bosses, bulles, transparences. Tu les avais laissées meubles couchés sur quatre roues.