Un roman doit commencer par une gifle et se terminer par un coup de poing, me dit un frère de papier. Pour un autre, il faut impérativement un cadavre dans le premier chapitre. Tous se méprennent sur mon projet. Je souhaite uniquement raconter ma vie de livre d’une façon linéaire. J’ai donc tout banalement commencé par l’entrepôt à la sortie des presses pour continuer par les librairies et les bibliothèques où j’ai vécu, qui furent le lieu de longues discussions entre compagnons de rayonnage. Je m’y étais même fait un ami. Plus que tout, mes lecteurs, puisque je ne vivais que par eux.
Je n’écris pas un roman mais seulement un témoignage sur les principaux événements de ma vie. All is true, comme disait ce pédant de Balzac. Mon existence a été mouvementée. Il n’empêche, si les pages qui suivent ont une quelconque valeur, elles ne le doivent qu’à leur véracité.
J’ai plus de vingt ans, ce qui n’est plus la première jeunesse pour un livre ayant beaucoup baroudé, mais je suis assez bien conservé. J’ai bénéficié d’un lifting il est vrai. Trois choses seulement dont je ne parlerai pas afin de préserver un peu de mystère : mon auteur, mon titre et le nom de l’éditeur.
Je suis né le 17 juin 1983, à 16 h 37, sorti des presses de La Manutention à Mayenne. Format : 16,5 cm x 12,5 cm. Poids : 230 grammes. Nombre de pages : 224. Caractères : Garamond. Corps : 12. Nature du papier : bouffant de 90 grammes. Six dessins de Jean Mulatier. Tirage : 800 exemplaires numérotés de 1 à 800 et 20 exemplaires sur japon numérotés de i à xx avec couverture et gravures originales de Marc Pessin.
Quelques fautes, comme dans toute édition originale qui se respecte. Mon auteur disait d’ailleurs les avoir ajoutées exprès. Très peu de césures. Pas un ouvrage de luxe, mais beaucoup plus soigné que ce qui se fait habituellement en semi-poche. J’ai sur le dos une longue cicatrice à peine visible dont je raconterai l’histoire. Ma couverture est très réussie. Elle a joué un rôle important dans mon existence et m’a, au moins une fois, sauvé la vie.
La seule chose qui m’ennuie est le code-barres que je trouve trop gros. J’ai l’impression de ressembler à un camembert. Ce code-barres est un signe des temps. On classe. On range. Plus que celui qui possède, le bourgeois est celui qui classe. Je suis parfois triste à cette idée de la chosification du livre, de la perte du sacré, et en même temps, je me dis que je participe d’un grand mouvement dont il ne faut peut-être pas se désoler.
Autrefois, on n’était pas très économe pour ce qui concernait la vie humaine, mais on l’était pour les objets. Il arrivait que les livres soient attachés au mur ou au pupitre avec des chaînes. Un enlumineur pouvait consacrer une année à l’illustration d’un ouvrage. Aujourd’hui, dans nos régions du moins, la vie humaine est d’un grand prix, mais les objets sont jetables. Même des personnes qui ne jetaient jamais un livre se mettent
à le faire depuis l’apparition du livre à deux euros. Les éditeurs, étroitement branchés sur l’actualité, et qui traitent le livre comme un magazine, contribuent aussi au phénomène.
Le récit de mes aventures et mésaventures montre d’ailleurs que, en dépit des codes-barres et autres classifications internationales, j’ai été aimé, j’ai aimé, j’ai rencontré des libraires et des lecteurs heureux. À côté des innombrables forces qui tendent à faire de l’humanité une fourmilière, il en existe de sens contraire qui empêchent la mort de l’intelligence et de l’imprévisible. Le livre est de leur côté.
Quoi qu’il puisse m’arriver, j’estime ma vie réussie parce que j’ai été lu.