Cet hiver-là, mes sœurs et moi avons hérité d’une forêt. La parcelle étendait ses six hectares en contrebas de La Chaux-de-Fonds et bordait le Doubs. Mes parents l’avaient achetée plusieurs années auparavant, concrétisant un vieux rêve de mon père. Ma mère et lui avaient décidé de nous en faire cadeau.

Assis à un bout de la grande table ovale, le notaire nous racontait sa vie et ponctuait son discours de notions légales que je ne comprenais pas. Je regardais mes parents, sereins, Juliette qui m’impressionnait avec ses questions pertinentes, Chloé qui faisait une drôle de tête. Je dessinais des figures tortueuses sur les pages qui détaillaient la nature de mon nouveau bien. Nous avons signé, dit merci au revoir de nombreuses fois, jusqu’à ce que le notaire se taise enfin et nous laisse partir. Puis nous avons bu l’apéro.

J’étais donc copropriétaire d’un morceau de nature. C’était impressionnant, beau et perturbant. Posséder un arbre me paraissait aussi incongru que posséder un être ou un corps. Quels droits cela me donnait-il ? Quels devoirs aussi.

Je suis allée m’y promener. Ce n’était pas la première fois, mais je n’avais pas de notion précise des frontières du territoire qui m’appartenait. Je reconnaissais la petite plage qui s’enfonçait lentement dans la rivière, l’espace herbeux qui la surplombait. Un foyer délimité par des pierres en occupait le centre. Il restait des traces d’occupation, de moments partagés. Certaines personnes dont j’ignorais l’existence connaissaient certainement cet endroit bien mieux que moi. J’ai ramassé un morceau de plastique qui traînait dans les braises humides.

J’essayais d’identifier les épicéas et les sapins blancs, selon la couleur et la texture de leur écorce. Mon père m’avait expliqué la différence mille fois mais j’oubliais toujours. Les résineux paraissaient plus grands que d’ordinaire, parce que le poids de la neige pesait sur leurs branches et les poussait vers le bas, créant une silhouette mince qui piquait vers le ciel. J’ai trouvé refuge au pied de l’un d’eux, il y faisait sombre et ça sentait les aiguilles humides.

Quand mon père était bûcheron, il partait à l’aube avec son repas de midi, gardé au chaud dans une large Thermos. L’odeur de la nourriture se mêlait à celle de la résine imprégnée dans sa salopette de travail. Un matin, j’avais eu droit à une part de ses endives au jambon pour mon petit-déjeuner.

Mon père sentait la sciure, l’essence de tronçonneuse.