Très jeune, elle écrit en marge de sa première photographie: Me connaître, c’est le but du silence dans ma vie. Quelques années plus tard, ultime confidence griffonnée au verso de son œuvre finale, on lit : Cheminant en terre du vide, seul avec le seul.
Entre ces deux phrases, sa vie traverse un siècle qui, de guerre totale en holocauste, de génocide nucléaire en terrorisme international, a inscrit l’un des paysages les plus sombres sur la carte de l’Homme. Son œuvre moderne et universelle ne s’en fait pourtant jamais directement l’écho.
Quand d’autres photographes se mobilisaient, souvent au prix de leur vie, sur le front de l’actualité, Fausta K., de son vrai nom Fausta Kinsel, avait choisi une autre voie. Celle dont aucune enseigne dans aucune ville ne vantait la valeur marchande, celle dont chacune de ses images, toute son œuvre picturale, au noir paradoxalement saturé de lumière, témoigne et explore: la voie silencieuse d’une secrète ferveur.
On a ainsi longtemps commis l’erreur de réduire son art à la simple exécution de « photo-poèmes », davantage pour justifier une carrière non régie par des impératifs médiatiques, que par véritable compréhension de sa démarche.
Celle-ci, cependant, tenait toute entière dans une phrase que l’artiste, dès ses débuts, avait gravée sur le boîtier de son Leica:
Photographier ce que le photographe ne voit pas.
Depuis l’enfance, instituteurs et parents ne se rendent compte de rien. Son air réfléchi, sa calme absorption en classe. D’un sourire on compare la jeune fille à un jour férié, à ce jour de repos solennel, d’ennui inoffensif, qui endeuille la fête des jeux. On laisse Fausta à son dimanche.
Tous ignorent qu’elle rêve du jour où elle les quittera, qu’un recul d’enfant, faussement attribué à la timidité, l’écarte des amusements d’écoliers, qu’à toute autre compagnie, elle préfère la fenêtre de sa chambre. Personne ne l’y voit, le soir, à l’écoute, derrière les bruits de la ville, de quelque chose, elle ne sait pas, de rien peut-être.
Son unique ami est un garçon de son âge: Houdini. Ses parents, juifs magyars, tiennent un commerce: Mondes miniatures, une boutique de philatélie dans la zone nord de Berlin. Fausta l’y accompagne souvent après l’école. Ensemble, ils observent le père manipuler les timbres-poste avec une pince, comme un univers réduit, un monde miniature, peuplé, à l’image du nôtre, de faits d’armes, de papillons rares, d’exploits sportifs, de présidents exotiques et de révolutions technologiques.
Le père retire d’une vitrine un lourd album au cuir usé, doux comme la peau. Il commente chaque image, évoque dans un souffle des contrées luxuriantes et barbares. Fausta l’écoute sans cesser de fixer l’album. Vient l’instant où retombe le silence. On lui fait signe d’approcher, de regarder à travers une loupe. Ce jour-là, pour la première fois, elle lit au bas d’un timbre le nom d’Harry Houdini.
Le père a assisté, autrefois, à la comparution du magicien au quartier général de l’Alexanderplatz. Sous la menace d’une expulsion, en cas de fraude, Houdini, le plus célèbre des prestidigitateurs, accepte de soumettre son art à l’examen devant une assemblée de plus de trois cent policiers. Entièrement dévêtu, les bras immobilisés dans le dos, mains et coudes pris dans le fer, seulement six minutes sont nécessaires à l’illusionniste pour s’en libérer.
Depuis lors, le père a toujours désigné son fils par ce surnom: Houdini, en hommage auroi de l’évasion et, ajoute-t-il, mi-sérieux, mi-moqueur,afin qu’il n’oublie pas qu’il porte en lui la clef pour se libérer de n’importe quelle chaîne.
— Toi aussi, déclare-t-il, en s’adressant à Fausta, quand plus tard tu te sentiras les pieds et les mains liés, n’oublie pas ton ami. Vous êtes une clé l’un pour l’autre, car la vie vous a réuni.