Joseph a dit : La cuisson du cacao requiert une casserole.
Luke a dit : Essaie pas d’être drôle.
Albert a dit : Paraît qu’ils y mettent des hormones, de la silicone, cone icône ou tout un tas de conne…rie, pour que ça se mélange bien dans la tasse.
Joseph a dit : À qui le cacao alors ?
Luke a dit : Pourquoi tu nous prépares un cacao avant même qu’on ait bouffé ?
Joseph a dit : Ça tient au corps, le cacao, c’est ce qu’ils te refilent à l’asile pour t’aider dans la souffrance.
Albert a dit : Dans ce cas, je vais cuisiner pendant que tu veilles à notre régime corporel. Je crois que Graham a laissé des restes.
Joseph a dit : C’est ça. Un bon frichti avec tout ça.
Luke a dit : Je vois que tu as connu Graham ?
Albert a dit : Oh, oui, j’ai connu Graham. Bien connu.
Joseph a dit : Un jour, Graham m’a traité de pseudo-disciple pathétique de Leur cause.
Albert a dit : Un double jaune ! Qu’est-ce que vous en dites, hein ?
Joseph a dit : Je croyais qu’ils n’étaient plus autorisés par les fabricants d’œufs ?
Albert a dit : C’est mon jour de chance ! Un double jaune !
Joseph a dit : Qu’est-ce qu’ils deviennent après ? Est-ce qu’on a deux poulets ?
Luke a dit : Savez quoi, j’dois reconnaître que Graham avait vraiment perdu la boule. J’veux dire, j’ai été là quelques soirs et fallait entendre ce qui se passait là-haut !
Joseph a dit : Toute la foutue nuit, oui.
Albert a dit : Pour ça, il était pas ordinaire… un original.
Luke a dit : Original ! Bon sang, il avait viré cintré, mec, totalement cintré, y a pas de doute là-dessus.
Joseph a dit : J’avais fini par m’y faire.
Luke a dit : Eh bien moi, j’m’y serais jamais fait. Ces maudits grognements et toutes ces prières à voix haute avec son chapelet – sans parler de sa musique !
Joseph a dit : Ça ne me déplaisait pas, moi, pas du tout. J’y comprenais rien, mais ça me déplaisait pas.
Albert a dit : Eh bien, en ce qui me concerne, il y aura pas de bruit. J’aime le calme. Je passe beaucoup de temps à travailler à ma table à dessin.
Luke a dit : T’es artiste alors ?
Albert a dit : Eh bien, en quelque sorte. Je suis architecte – enfin, je suis prof en fait, mais je veux être architecte. Non, je prends les choses à l’envers, je suis architecte, mais je dois gagner ma vie en tant que prof.
Joseph a dit : Alors, tu fais des dessins de bâtiments et d’objets ?
Albert a dit : Oui.
Luke a dit : Quels bâtiments tu as fait, alors ?
Albert a dit : Tu veux dire des bâtiments qui auraient vraiment été construits ?
Luke a dit : Oui.
Albert a dit : Aucun. Je me contente de les concevoir.
Joseph a dit : Ça me paraît pas très utile, mec. À quoi bon concevoir des bâtiments si personne ne les construit ?
Albert a dit : Comme ça, pour la beauté du geste. Faut faire les choses pour rien, pour la beauté du geste.
Luke a dit : Ça veut dire que personne ne construira jamais tes immeubles ?
Albert a dit : Oh, si, un jour, ils seront tous construits, j’en suis sûr.
Joseph a dit : Du style, après ta mort.
Luke a dit : Comme les poètes, après leur mort.
Albert a dit : Comme les poètes, tout à fait.
Luke a dit : Ça, c’est une putain de bonne nouvelle, mec. Je veux dire, quand t’es mort, t’es putain de mort, pas vrai ?
Albert a dit : Non.
La première chose que l’on remarque en voyant Percy Circus, c’est qu’il est presque entièrement construit à flanc de colline, en biais, accroché verticalement à la pente comme un marin chevronné. Et l’autre chose, c’est qu’il en manque une moitié. Au centre, il y a des arbres dans la zone circulaire entourée d’une grille : des platanes surtout, mais aussi un ou deux chênes et un long saule aux branches tombantes, étrangement déséquilibré comme un acrobate unijambiste. Un peu d’herbe, aussi, et des déchets de toutes sortes éparpillés un peu partout – roues de bicyclettes, seau en émail sans fond, boîtes de conserve, carton pourri. Certaines maisons ont une parcelle de terrain là où le tout nouvel immobilier londonien, encore jaune, se détache sur le plus ancien, déjà noirci ; et puis, on comprend ce qui est arrivé au reste de Percy Circus. De nouveaux appartements sont accolés à l’un de ses angles, maladroitement. Une plaque bleue nous informe que Lénine a un jour résidé au numéro seize.
Par le style de leurs fenêtres, il est possible de dater les maisons de Percy Circus du début de l’époque victorienne, les encadrements en stuc sont aussi larges que les tableaux sont épais, et, de chaque côté, au sommet, on trouve une console à volutes. Les proportions sont assez justes, même si l’abandon du style georgien est visible à l’exception du sommet et des lucarnes aux armatures de plomb. Il y a des joints cannelés en stuc jusqu’au bas des fenêtres du premier étage, fenêtres dotées de petits balcons en fonte aux ventres enflés. Chaque maison diffère de ses voisines par de subtils détails. Partout, la peinture est marron, passée, écaillée.
Albert vivait au numéro vingt-neuf. Il avait une chambre immense au rez-de-chaussée. Sa table à dessin, il l’avait installée de sorte qu’elle surplombe le Circus, orientée sud, afin de bénéficier de la lumière.
Le locataire précédent s’appelait Graham. Joseph habitait en dessous, au sous-sol, du numéro vingt-neuf de Percy Circus. Albert partageait avec Joseph salle de bains, toilettes et cuisine. Luke était un ami de Joseph, et lui rendait justement visite le jour où la conversation sus-relatée avait eu lieu. Joseph, bien sûr, avait de nombreux autres amis, mais en cette occasion précise, c’est Luke qui rendait justement visite à Joseph en cette première soirée que passait Albert comme nouveau locataire de la chambre à Percy Circus. Pour cette première, l’installation d’Albert au numéro vingt-neuf, c’est justement Luke qui était là : Luke, histoire de lui donner un prénom hautement significatif.
Quelqu’un habitait à l’étage, au-dessus de chez Albert. Albert ne savait pas qui habitait à l’étage, au-dessus de chez lui. Pour Albert, seul suffisait de savoir que quelqu’un habitait à l’étage et non de savoir qui habitait à l’étage. Pour de nombreuses personnes, cela n’aurait pas suffi. Ils auraient saisi la moindre occasion, de sortir, de provoquer des rencontres de coïncidence dans le hall, dans les couloirs et dans d’autres parties communes, dès leur première semaine à Percy Circus. Albert, non. Il entendait les allées et venues et les va-et-vient, mais ne se souciait pas d’identité. Pour Albert, il suffisait de savoir que quelqu’un habitait à l’étage.