Nous devisons calmement, Stein et moi, les mots semblent échapper de nos bouches telles des bulles d’air comprimé, là, dans l’habitacle du véhicule. Régulièrement la BMW série 7 est déportée par les bourrasques pluvieuses, et le marquage au sol, les réflecteurs font comme un faux raccord dans le faisceau des phares. Nous évoquions quelques anecdotes, puis nous nous sommes tus, las.

Moi et Stein, moi le Français et lui l’Allemand – ou lui l’Allemand et moi le Français, je ne sais comment dire – sommes fourbus à l’issue du week-end de travail et de rencontre. Sur la banquette arrière, la jeune femme que nous avons prise à bord se tient raidie, un peu absente. Je l’observe un bref instant via le miroir de courtoisie. Comme nous sortions du parking, elle s’est mise en travers de la route en faisant de grands signes – elle a demandé si on pouvait la ramener, sa voiture était en panne :

– Je suis interprète de conférence, a-t-elle dit en montrant son badge.

– Je ne l’avais pas remarquée lors des sessions, m’a confié Stein tandis qu’elle était retournée chercher ses affaires.

J’ai répondu :

– Moi non plus, il faut dire qu’elles ont tendance à toutes se ressembler…

À présent elle regarde autour d’elle, un peu anxieuse. Elle n’a pas quitté son manteau et demande si elle peut fumer. Un temps, elle a paru s’assoupir sur les cuirs, puis s’est réveillée en poussant un léger cri. Nous ne savons même pas son prénom. Des halos lumineux ovales, jaunes et magenta, dérivent sur le pare-brise et – en réduction – sur les lunettes de Stein, au volant ; il étouffe un bâillement derrière sa main immense, tandis que je me masse les lobes frontaux, fatigué – moi moins ample que lui, plus cérébral, un peu artiste. Je l’entends inviter la jeune interprète à se mettre à l’aise et à utiliser le cendrier dans l’accoudoir, mais elle ne répond pas – il me lance un regard et je me tourne vers elle en tentant de rompre la glace, mais tout à coup quelque chose arrive, oui, tout à coup la fille se met à hurler tandis que s’élèvent un crissement de pneus et une volée de jurons germaniques :

– Je m’appelle Emanue… disais-je, mais je n’ai pas le temps de finir ma phrase.

Nous mordons sur les bas-côtés, puis filons en tête-à-queue au milieu de la nationale, et bientôt c’est moi qui crie en voyant tournoyer le paysage, m’agrippant à la poignée quand nous partons en tonneaux, l’estomac et tous les muscles contractés par la terreur. Pendant l’envol du véhicule au-dessus des champs de culture, je revois une série d’images personnelles imbriquées, comme une sorte de tableau cubiste. Mes maxillaires se serrent comme jamais à l’arrivée du premier choc, dans un bruit déchirant de métaux et de verre, puis c’est un nouvel envol silencieux, avant un second crash encore plus effroyable, puis mon dieu un troisième, nos corps ballottés comme des pantins, les hurlements de la fille, la peur absolue et le sentiment de la fin.

• Au Walhalla ?*

  Je suis allongé sur la lande, les yeux fixés sur la voûte nocturne. L’interprète gît à mon côté dans la boue. Lorsque j’aperçois le véhicule embouti à trente mètres de nous, réduit à un vulgaire amas de tôle, je suis baigné de sueur des tempes à l’échine. Puis je m’évanouis à nouveau.

  Quand je reviens à moi, la jeune femme est en train de me secouer par les bords de mon costume déchiré :

  – Réveillez-vous… mais réveillez-vous bon sang… ! - elle répète cela avec un accent indéfinissable : probablement une langue étrangère.

  Bientôt je détaille nos vêtements en loques, nos visages tuméfiés, nos éraflures :

  – C’est incroyable ! dis-je… Soit nous sommes vivants, soit nous avons rejoint quelque chose, quelque part… Est-ce le Walhalla, le mythique paradis des morts…?!

Agenouillée dans la terre, elle m’observe. Elle est comme incandescente dans le clair-obscur – sa blondeur rehaussée par les tumescences. Au moment de l’embarquer tout à l’heure, Stein et moi mentions : nous l’avions forcément remarquée pendant le week-end, c’était une très jolie femme… A présent une colonne de fumée s’élève de la voiture, là-bas, et des étincelles crépitent.

– Mais où est Stein ?! dis-je tout à coup, pris de panique à l’idée qu’il puisse être encastré dans cet amas de tôle, sur le point d’être consumé dans ce piège mortel.

– Il est resté là-dessous ! hurle-t-elle, tandis que les premières flammes commencent à lécher la carcasse.

– Oh non ! dis-je, désespéré.

Elle opine, giflée par le vent nocturne, serrant ses bras contre sa poitrine. Paniqué et tournant autour du brasier, j’appelle longuement mon collègue :

– Stein ! Stein !

Pas de réponse. Nous nous regardons, elle et moi, un long moment. Puis je lui hurle :

– Mais putain, qu’est-ce qui a bien pu se passer !?

Dans la lueur des flammes, elle me toise, presque menaçante :

– Le feu prend, dit-elle.

• Réapparition*

  – … Le feu prend, le feu prend ! et il me semble qu’elle rit.

  Je tends l’oreille et secoue la tête pour m’éclaircir l’esprit : il me semble avoir entendu quelque chose. On dirait qu’une silhouette s’agite, derrière les fumées. En effet, une forme appelle, lève une main en se rapprochant de nous, et c’est bel et bien Stein qui réapparaît d’entre les flammes. Il revient du brasier tel un surhomme émergeant du chaos, le visage noirci et les vêtements en loques – braillant des interjections en allemand. Il paraît mettre une éternité à franchir la trentaine de mètres qui le séparent de nous. Se rapprochant, il éructe des phrases étranges, les yeux exorbités (la fille pourrait traduire, pourquoi ne le fait-elle pas !? me dis-je avec étonnement). J’ai à peine le temps de déchiffrer ses propos que nous sommes projetés au sol par une violente explosion.

  Des projectiles métalliques volent en tous sens et roulent à nos pieds alors que nous reculons. Nous nous tenons là au milieu du chaos, comme trois commis-voyageurs égarés – nul doute que si nous sommes vivants, nous le devons aux airbags et à la conception irréprochable de la berline. La jeune femme tousse dans les vapeurs de plastique brûlé, tout en recouvrant peu à peu ses esprits :

  – Dieu merci nous sommes tous sains et saufs… dit-elle (toujours cet accent).

  – Oui, c’est miraculeux… dis-je en regardant l’Allemand revenu d’entre les morts (à la main l’attaché-case à code où sont réunis des documents très importants : le Projet).

  Nous nous congratulons longuement, très émus. Puis nous nous tournons vers la fille : comme elle se rajuste, ses balconnets s’esquissent sous son chemisier. Soudainement une grande puissance érotique s’en dégage, sur ce fond de brasier nocturne ; nous nous attardons sur ses reins alors qu’elle s’accroupit et rajuste son talon dévissé. Elle pourrait être au choix et selon les nationalités, une Walkyrie teutonne exaspérée, ou La Liberté guidant le Peuple, un sein dénudé, extatique et sexy. Mais rien de tout cela, non, elle n’est qu’une compagne de hasard – croisée dans une séance de travail ordinaire, dans le cadre de la coopération entre régions transfrontalières. Quelqu’un dont nous nous expliquons mal la présence ici et le lien avec l’accident.