Dès fin septembre, le vent et la pluie le forcent à se calfeutrer à l’intérieur de la salle. Il s’y installe pour manger, lire, se souvenir. Pas une semaine sans qu’il ne sorte du buffet bas la boîte en fer peinte au rouge sang de boeuf. Il la porte à deux mains. Il y a à l’intérieur un peu de sa mémoire écorchée. Il essaie de ne pas trop la remuer. Après avoir écarté du coude une pile de journaux, il la pose sur la table et fouille dedans. Des centaines de photos y sont stockées. Il en extrait quelques-unes, parle à ces visages au regard fixe et élève parfois la voix en revenant sur des différends qui l’ont jadis opposé à l’un ou l’autre de ces proches dont beaucoup se retrouvent désormais dans le même dortoir, allongés à l’étroit dans des lits clos au cimetière du bourg. Il adopte, pour l’occasion, le ton maladroit et les mots secs de ceux qui n’ont jamais réussi à transmettre la force de leurs émotions. Il peut également parcourir assez longuement les annotations plus ou moins déchiffrables qui se trouvent au dos des portraits en espérant repérer, sous l’encre passée et le grain jauni du papier, des pistes pour réactiver ses souvenirs.
Il y a là un tas de mal lotis. Des locataires incertains. Des sacs d’os tenant dans de pauvres reliquaires. Parmi eux, figurent ses ancêtres. Qui surgissent à l’improviste. Sortant du fond de la boîte. Ou se faufilant aux croisements des nombreux sentiers sinueux qui s’enchevêtrent dans sa tête chamboulée par d’incessants remue-ménage. Ce peut être le grand-père, colosse aux mains larges comme des planches, qui apparaît tout à coup, revient sans son cheval – la patte avant-droite brisée à cause d’une chute sur les cailloux – et repart aussi sec, le fusil à la main, hurlant après l’animal qu’il va devoir abattre. Ou la grand-mère, riant aux éclats, se moquant de lui, enfant pleurant apeuré, visage éclaboussé du sang du canard dont elle a tranché la tête d’un simple coup de hache, sur le billot noir, dans l’aire, juste derrière la maison. Il ne peut s’empêcher de les revoir. Ils rappliquent sans crier gare. À chaque fois, le vieil acariâtre et l’édentée à la blouse grise minaudent et feignent la surprise. Tous deux jubilent du fond de leur mort, coriaces et nerveux, heureux de se rappeler à son souvenir. S’ils pouvaient encore lui asséner des coups de ceinture et des claques, comme ils le faisaient il y a quelques décennies, du temps où la fille-mère et le petit-fils illégitime se cramponnaient l’un à l’autre, ils n’hésiteraient pas une seconde, histoire de châtier à nouveau cet intrus qu’ils n’avaient de cesse de rabaisser plus bas que terre, ce fils de personne qui, après être resté invisible, planqué neuf mois durant dans le ventre de leur fille, avait fini par lâcher prise une nuit d’avril.
« Il aurait fallu le faire passer quand il en était encore temps », marmonnait la grand-mère. Qui avait ensuite confectionné et suspendu des colliers de gousses d’ail au-dessus du berceau pour chasser le mauvais oeil que symbolisait à ses yeux ce nouveau-né qui ne leur ressemblait pas et qui avait, probablement, du sang étranger dans les veines.