« Je me sens vivre en moi des vies étrangères, incomplètement, comme si mon être participait de tous les hommes, mais incomplètement de chacun, et s’individualisait en une somme de non-moi, synthétisés en un moi purement postiche[1]. » Né en 1888 à Lisbonne au sein d’une famille bourgeoise et cultivée, Fernando Pessoa est contemporain des débuts du cinéma. Emporté par la tuberculose, son père décède en 1893, ainsi que son petit frère Jorge, l’année suivante. Deux ans plus tard, sa mère se remarie avec le consul de Durban et embarque avec son fils en 1896 pour rejoindre son nouvel époux au Natal, colonie autonome d’Afrique du Sud, où l’éducation de l’enfant se poursuit en anglais, marquée par d’excellentes réussites en composition anglaise. Ce n’est qu’en 1905, à l’âge de dix-sept ans, que Pessoa retourne à Lisbonne qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort en 1935. Sa grand-mère paternelle Dionisia connaît des crises de démence. Il mène ensuite, grâce à son bilinguisme, une activité régulière de correspondant étranger et de traducteur dans différentes maisons de commerce, vivant modestement dans des meublés, consacrant l’essentiel de ses journées à l’écriture. L’œuvre de Pessoa repose, on le sait, sur une constellation d’hétéronymes, poètes-écrivains dont il invente l’identité, la biographie, le signe astrologique et l’œuvre. C’est dans sa célèbre lettre à Casais Monteiro datée du 13 janvier 1935 qu’il explicite la genèse de cette fiction poétique, née à la manière d’une illumination qui n’est pas sans rappeler la crise de gloire traversée par Raymond Roussel à l’âge de dix-neuf ans. « Un jour où, en fin de compte, j’avais renoncé à ce projet — c’était le 8 mars 1914, — je m’approchai d’une commode assez haute et, ayant pris une feuille de papier, je me mis à écrire debout, comme je le fais chaque fois que cela m’est possible. Et j’écrivis plus de trente poèmes à la file, dans une espèce d’extase dont je ne parviens pas à définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je n’en connaîtrai plus jamais de semblable.[2] » Ainsi écrit-il, selon ses dires, les poèmes d’Alberto Caeiro qui composent le volume Le Gardeur de troupeaux, invente son disciple Ricardo Reis, rédige les six poèmes de Pluie obliquede Fernando Pessoa et l’Ode triomphale d’Álvaro de Campos, tapée directement à la machine à écrire.