Comment cela avait-il commencé ? Une chanson entendue à la radio ? Un parfum dans la rue ? Ou tout simplement la vieille photo posée depuis des années sur la troisième étagère gauche de la bibliothèque ? Après la toute première lettre, bien qu’il se soit toujours méfié des anniversaires, de leurs cortèges de souvenirs, du goût des gâteaux fumants et trop farineux, des photos plus ou moins ratées avec leurs yeux rougis par le flash, des nostalgies noyées dans le mousseux, des bilans provisoires, des comptes d’apothicaire, il réalisait que sa correspondante avait disparu depuis trente ans déjà. Mais il ne voulait pas réveiller l’histoire de sa famille, comme tant d’autres avant lui. Il souhaitait seulement répondre à cette voix revenue lui demander où en est la nuit, seulement s’adresser directement à elle, de l’autre côté du monde, jeter à la mer sans fin quelque chose comme une bouteille dont la matière restait à inventer, le verre étant trop fragile et le plastique répugnant, les mots mêmes étant à assembler, à calfater, à équilibrer pour résister aux tempêtes comme aux calmes plats, au choc des baleines et des pétroliers.
Tout en lui écrivant, il se retournait parfois vers l’angle mort du bureau, derrière son épaule gauche. Dans cette zone d’ombre que la lampe halogène n’atteignait pas mais bordait d’une sorte de halo, il lui semblait qu’un corps tremblait, une masse opaque, incertaine, dont un souffle émanait entre deux frottements de la mine sur le papier, deux passages de voitures dans la rue. Et cette présence lui donnait envie de se lever, d’aller s’y blottir comme il le faisait, enfant, au contact du tablier un peu rêche, des odeurs mêlées d’eau de Cologne et d’urine, dans le cou ridé, gonflé par le silence, entre les bras flasques, parsemés de taches de rousseur, seule partie visible du corps, avec le visage, seul dénuement permis par l’éducation et l’habitude.
Après une carrière sportive de haut niveau qui l’avait vu franchir 5m 60 à la perche, ce qui faisait de lui le deux-cent cinquantième meilleur performeUr mondial de tous les temps, des études de Lettres Modernes vite interrompues, et depuis plusieurs années cet emploi d’agent de sécurité au Centre Pompidou, à Beaubourg, il se sentait, ses quarante-cinq ans passés, au pied d’une barre infranchissable, très au-dessus d’un record personnel qui datait maintenant, et plus seul que jamais. Il doutait soudain de tout, sauf des lettres qu’il devait écrire, de la parole donnée au vieux corps si lourd et perdu dans la nuit, revenu demander quelques nouvelles, sauf de cette attente informulée mais si insistante au coin de la pièce. Depuis quelques jours, seule l’écriture le tenait debout.
Ses géniteurs, l’un steward et l’autre hôtesse de l’air, s’étaient rencontrés sur des vols d’Air France. Très jeunes, ils n’avaient pas désiré cet enfant, bagage excédentaire dont ils s’étaient rapidement défaits pour embarquer dans de nouveaux avions, pour des pays lointains. Ils avaient repris le quadrillage de la planète à bord d’A320, chacun de son côté, oubliant ce fils qui cherchait parfois, depuis le sol, leur trace hypothétique dans le sillage blanc des gros porteurs, au bout des lignes vite dispersées aux quatre vents. La grand-mère l’avait recueilli dans son pavillon de banlieue. Elle était son unique soutien, sa confidente, la seule spectatrice de ses jeux. Sa bonté infinie le consolait de tout. En retour il se dévouait à elle, car son poids la rendait à demi impotente. Ils s’appuyaient l’un sur l’autre comme deux cartes en équilibre sur une table. C’est à elle qu’il écrivait maintenant, depuis l’exil où son souffle effiloché de vieille femme se faisait entendre. Il percevait le déplacement de ses chaussons sous le fauteuil, frottis léger, seul signe visible de mouvement avec celui des yeux, restés vifs et curieux, la masse imposante calée par les coussins, les jambes pleines de varices sous les éternels bas beiges. Etienne gravitait autour de cette statue de chair dès le matin, la rejoignait aux heures de sieste pendant lesquelles ils dormaient côte à côte, dans la pénombre tiède des mercredis, l’odeur de merisier presque évanouie qui émanait des meubles, avec, à portée de main, les cartons de livres placés comme des sentinelles. Au réveil, elle posait sur la table un verre de jus d’orange, deux petits beurres et trois carrés de chocolat au lait. C’était le seul goûter qu’il acceptait, n’ayant jamais eu beaucoup d’appétit à cette époque. Assis à son bureau devant une nouvelle lettre, Etienne se disait qu’il trouverait peut-être un jour, en échange, ce goûter déposé près des enveloppes blanches.