Le divertissement protège les uns de Dieu, les autres du néant. Entre le bar où il vivote et les compétitions de tarot auxquelles il lui arrive de participer, le narrateur de ce journal revient, au fil des jours, sur la disparition de sa compagne, neuf ans après le drame. Arrachée aux tréfonds de l’oubli, de l’abjection de soi, sa langue hurle, foudroie, se fait hirsute et parfois trouve en son vortex le fragile équilibre d’un retour à soi.
Ainsi, passée par une mémoration suffocante, presque sans issue, il semble reprendre son souffle, comme un mineur qui remonte à l’air libre ou comme une créature osirienne qui a enfin traversé le royaume des morts.
Cette chronique, achevée en 1996, demeurait dans le retrait ironique de son titre, comme si le danger de tout écrire n’était pas écarté….
C’est à un patient travail de fouille de la mémoire auquel Michel Karpinski procède en auscultant chaque bribe de ses souvenirs, en les décortiquant pour les exorciser. Il tente d’extraire la souffrance qui contamine son existence et qui l’éloigne de «la magie de l’aube». Une magie qu’il entrevoit enfin au bout de cette chronique d’une descente aux enfers, et qu’il parvient à atteindre grâce aux mots, en luttant contre l’aphasie. Des mots qui décrivent l’irréparable, la déchirure irréversible avec une violence poisseuse et chevillée au corps. Une écriture fragmentée, hachée par la respiration du malheur, le souffle court et haletant de celui qui, à l’agonie, voit ressurgir son instinct de survie.
La souffrance en cavale
Dans La Sortie au jour, Michel Karpinski autopsie sa douleur après la mort de sa compagne, pour pouvoir l’exorciser et renaître à la vie.
« Je ne suis pas contemporain de moi-même. » Cette phrase que prononce Michel Karpinski, dans un souffle d’excuse, reflète à la fois l’homme et l’écrivain. Né en 1949 et installé à Saint-Etienne, il a écrit beaucoup mais n’a publié que deux ouvrages, d’autant plus denses qu’ils constituent de véritables lâcher-prise pour ce timide extrême.
Le premier, c’était La Soif du domaine en 1982 chez Gallimard : l’histoire du suicide d’Ange Mitolowski, petit-fils de mineurs juifs polonais émigrés en France après qu’il eut violé et étranglé la jeune fille qu’il aimait. Le second est La Sortie au jour. Une narration très autobiographique qui revendique la possibilité de la douleur, « le courage du pathos » (Barthes), après la mort dramatique de sa compagne neuf ans plus tôt.
D’ombre et de lumière
La Sortie au jour, c’est sous forme d’une confidence presque quotidienne la re-naissance d’un homme dont la perte de la femme aimée a « fait un trou dans l’univers ». Du 7 janvier 1995 au 23 novembre 1996, Michel Karpinski ausculte la souffrance, y fait des points de saignée, cogne contre l’ombre qu’il est devenu. La beauté des mots étourdit tout autant que leur impitoyable vérité : «Le deuil se nourrit du deuil, comme le désir s’est nourri du désir ou plutôt, il poursuit sans espoir ce que le désir contenait déjà en lui-même, une image en mal d’incarnation.»
Ne pas juste vivre mais vivre juste, c’est en fait ce à quoi l’auteur nous invite au fil des 150 pages de cette vaste cosmogonie intérieure. Y descendre avec lui aux Enfers, c’est toucher au plus intime du cœur des hommes pour sourire, enfin, « à la voix claire qui décrit un arc-en-lune, pétillante d’étoiles ». Un livre lumière.